Ichizaemon rentrait à peine d'une session de farm intensive, passant devant les grandes forges, qu'un homme, essoufflé, l'aborda. Il eut un instant l'impression que le jeu se moquait de lui, et qu'il serait collé par des types à bout de souffle jusqu'au bout.

Non, sûrement pas. Ce serait tordu comme humour, et pas très réaliste. Jamais le jeu ne...

Holà, vaillant Shinobi ! Je n'ai pu m'empêcher d'entendre votre conversation de l'autre jour avec le père et son fils et de voir que vous n'hésitiez pas à rendre service à votre prochain !
Moyennant finances.
Evidemment, évidemment ! Et j'aurais justement besoin d'aide. Les cinq gardes qui devaient assurer la relève pour surveiller les Grandes Forges ne sont pas venus ! Normalement, ils doivent être dans les ruelles, mais je ne peux pas me permettre de quitter mon poste suffisamment longtemps pour les chercher.
Je vois.
Acceptez-vous cette mission, Ninja ?
Mission acceptée.
Je compte sur vous !

Oui, et Ichizaemon comptait sur les gains. Mais, pour ça, il devrait retourner dans les ruelles, dont il sortait à peine. Et il se souvenait distinctement que des types cherchaient à lui faire la peau. Bah, des bouseux avec des coupe-coupe, il s'en sortirait.

C'était dommage, vu la moiteur de l'après-midi, il aurait presque préféré lézarder en terrasse d'un bar quelconque pour reprendre le travail en soirée. En plus, la nuit correspondait davantage aux ninjas. Mais, d'un autre côté, il devait profiter de chaque occasion pour devenir plus fort.

Plus fort que les autres, évidemment. Être celui qui survit, celui qui a l'ascendant. Être l'alpha, somme toute, mais un alpha caché, et non celui qui s'ffiche à la vue de tous.

Et cela nécessitait de travailler.

Bon, les tâches qu'il recevait actuellement étaient un peu ingrates, mais s'il se mettait au service des marchands, il y aurait sûrement des contrats juteux à la clef. Les marchands, les mafieux, les politiciens... Peu lui importait le camp dans lequel il se retrouvait.

Par contre, pour retrouver les cinq gardes de la relève, il ne pourrait pas passer par les toits, comme l'autre fois pour retrouver le chiard. Autant un gamin ne pouvait pas tellement rentrer dans les lupanars et autres bars et tripots, autant c'était là qu'il avait le plus de chance de trouver ses hommes.

Donc il devrait se contenter de marcher dans les rues, demandant son chemin à tous les PNJ qu'il croiserait, à la recherche de la moindre bribe d'information qui lui permettrait de les retrouver.

Qui plus était, il n'en était pas certain, puisque le menu quête n'indiquait rien à ce sujet, mais peut-être que la mission était chronométrée.

Auquel cas il devait se bouger un peu.

Ichizaemon pénétra dans l'enchevêtrement de ruelles de Manchukuo.

Le ninja marchait d'un pas vif, s'arrêtant à intervalles régulier pour poser des questions sur les cinq gardes aux PNJ qui semblaient n'avoir rien d'autre à faire que de mater les gens passer. Pour la plupart, il s'agissait de vendeurs à la sauvette, de contrebandiers d'alcools et babioles divers et variés, ou de prostituées vaguement indépendantes qui faisaient le trottoir.

Vaguement seulement : les maquereaux était à dix pas, en train griller cigarette sur cigarette en regardant les gens passer. Autrement dit, il s'agissait presque des meilleurs gens à interroger : soldats et femmes de mauvaise vie étaient comme cul et chemise.

Quoique, songea Ichizaemon, pas sûr que l'univers soit aussi sombre. On verra bien.

Mais aucun d'entre eux ne semblait pouvoir lui indiquer la route pour le moment.

Et un lieu dans lequel les gardes ont coutume d'aller, peut-être ?
Essaie la salle de Hei Long, mon mignon. Et sinon, ça fera 10 pièces d'or pour l'infor...
Ouais, c'est ça. Bonne journée.

Le shinobi dut subir quelques insultes qu'il ignora superbement tandis que le proxénète faisait mine de se lever. Ichizaemon haussa les sourcils en se fixant, et le type ouvrit la bouche :

Dégage, laisse mes filles bosser !
Oui, oui.

Il aurait pu les tuer, sauvagement, en pleine rue. Mais cela aurait été mauvais pour son image de ninja professionnel, et, après tout, il ne s'agissait que de PNJs basiques qui n'avaient vocation qu'à agrémenter le paysage de leurs insultes et donner une impression de vivant à la scène.

Autrement dit, rien qui vaille la peine de se manger la garde dans les dents.

Au bout de plusieurs minutes de promenade dans les ruelles, à continuellement demander son chemin, il trouva enfin la salle de Hei Long, une salle de jeu comme elles semblaient pulluler dans les ruelles, et aussi dans les quartiers plus cotés de la ville.

La devanture, pourtant, n'annonçait rien. S'il n'avait pas su où se diriger, jamais Ichizaemon n'aurait trouvé le lieu. Elle ressemblait à n'importe quel lieu d'habitation : murs en bois, volets peints en vert dont la peinture s'écaillait, porte fermée.

Il toqua, puis tourna la poignée et entra. Après un vestibule obscur, il pénétra dans une grande salle éclairée chichement par des bougies placées aléatoirement, bien qu'il y en ait au moins une par table. Et chaque table était accompagnée de plusieurs tabourets, branlants pour la plupart, sur lesquels étaient assis quelques clients.

L'heure, en plein milieu d'après-midi, n'était pas propice à avoir énormément de clients.

D'ailleurs, les seuls clients présents, c'était les gardes qu'il cherchait.

Ha.

Une ombre menaçante se dressa à côté, au-dessus, devant lui. Le genre tellement massif qu'il tenait davantage du troll des montagnes que de l'humain. Le genre à la mâchoire prognathe suffisamment prononcée pour douter sérieusement de sa parenté. Le genre aux petits yeux soupçonneux et vicieux enfoncés profondément sous une arcade sourcillière saillante.

En bref, un videur.

C'est pour quoi ?
Je suis venu retrouver mes amis, mon bon.
Amis ?
Les gardes, là-bas.
Vous n'avez pas été invité.
Si, si, par mes amis. Les gardes, là-bas.
Ils n'ont pas le droit de donner des invitations.
Ah. Je vais les en prévenir, alors. Si vous permettez...
Non, vous ne pouvez pas passer.

Ichizaemon retint un soupir et se frotta l'arête du nez. Il allait dégainer une de ses dagues pour la coller sous le nez du vigile quand une voix retentit.

Allons, allons, Er Xin. Laissez notre invité entrer.
Oui, m'sieur Hei Long. Tout d'suite, m'sieur Hei Long.

L'homme qui venait de parler, en kimono ornementé, observait le jeu de bonneteau auquel les clients s'adonnaient. Lourdement maquillé, à la chevelure laquée à l'ancienne, il regardait comment se débrouillaient les gardes. En un mot comme en cent, horriblement mal.
A chaque fois qu'ils pointaient un des récipients, celui-ci s'avérait immanquablement vide. Le ninja s'approcha de la table de jeu et s'accroupit au milieu des cinq hommes.

Bon, c'est l'heure de votre quart, et vous êtes en retard.
On sait bien, mais on peut pas bouger d'ici.
Comment ça ?
On a déjà tout perdu, et plus encore !
De quoi ?
Ben on a misé notre bourse, puis nos économies, puis nos arm...
Pas vraiment nos armes, d'ailleurs, en théorie elles appartiennent à la garde.
Leurs armes, leurs armures, puis ensuite euh...
On s'est un peu emporté.
Ah ?
On a commencé à miser nos maisons, nos femmes, nos enfants, puis des bouts de nous...
Des bouts de vous ?! Vos familles ?!
Des orteils, tout ça. Je crois que la palme revient à Shi Shao, il doit lui rester un bras sans doigts.
Hin-hin.
Donc, faudrait qu'on récupère tout ça avant de pouvoir aller prendre notre quart. Sinon, à poils et éclopés, ça va être compliqué.
Hin-hin.
Mais vous pourriez p'tet nous donner un coup d'main ?

Hin-hin.

Hin-hin.

Ichizaemon se leva, alla à une autre table pour y prendre deux bougies et les colla sur celle du bonneteau. Il ne se défendait pas trop mal à ce jeu, en tout cas quand il y jouait en ligne. En full-dive, pour pouvoir sortir ses pauvres soldats d'affaire, il lui fallait bien ça.

Enfin, surtout pour réussir sa quête, gagner ses bonus, son influence, sa réputation.

Monsieur... ? Vous pariez... ?
Tout à fait. Mettons, mes dagues ?
Allons, monsieur, un peu plus.
Mes dagues et mon écharpe.
Un petit effort ?
Mes dagues, mon écharpe, le contenu de ma bourse ainsi que les ressources que j'ai obtenues en écorchant des monstres dans le grand air. Et, pour compléter tout ça, une année à votre service en échange de la moitié de ce que vous avez déjà accumulé et qui appartient à ces gardes.
Seulement une année ? Je crains que cela ne su...
Ne soyez pas ridicule. Je suis un ninja. Pas un rond-de-cuir des forges. Je rapporterai davantage en une année que quinze de ces zéros.
Très bien, très bien. Mais un tiers de leurs pertes.

Le dealer lui montra la boule sombre qui tenait lieu d'objet à retrouver parmi les trois verres retournés. Sombres, eux aussi. Sur le bois sombre de la table. Dans l'ambiance sombre du bar. L'expression d'Ichizaemon se ferma. Ca puait le marché de dupes.

Mais, les yeux écarquillés, le shinobi concentra tous ses sens sur la boule. Il ignora les verres qui allaient et venaient. Qui se levaient, puis retombaient. Il passa outre les manches du dealer qui balayaient fréquemment la table.

La boule ne se déplaçait pas si vite que ça, et il sentait les gardes derrière lui, avec leur attention fixée dessus, aussi. Puis le dealer eut un petit sourire sur un signe de Hei Long et accéléra sensiblement le rythme. Les verres se levaient et se couchaient à une cadence qui semblait inhumaine. Les doigts s'agitaient, manipulant la boule qui devint presque floue.

Puis tout s'arrêta, aussi sec, le fracas des verres résonnant encore dans la salle vide.

Deux des gardes pointèrent un verre, deux autres un second, tandis que le dernier semblait indécis.

Celui-là, pointa Ichizaemon.
Non, t'es sûr, ninja ?
Je crois plutôt que...
Vous avez fait que perdre, alors bouclez-là ! Celui-ci, donc.

S'inclinant légèrement, le dealer souleva la coupe et révéla la boule. Le shinobi retint un soupir de soulagement.

On prend les mêmes et on recommence. Même mise, pour l'autre moitié de la dette.
Nous prendrons deux années de service, cette fois.
Hmpf. Très bien.

Une fois de plus, la boule reprit sa circulation entre les verres, mais commença directement extrêmement rapidement. Elle filait d'une coupe à l'autre sans interruption tandis que les verres semblaient danser sur la table, tellement le dealer allait vite.

Ichizaemon n'osait tout simplement plus cligner des yeux, de peur de perdre irrémédiablement la balle.

Quand le bonneteau s'arrêta enfin, le shinobi se sentit un peu nerveux. Il était quasiment sûr de la bonne réponse. Quasiment. Il désigna fermement le verre le plus sur la gauche. Le dealer le souleva.

Rien.

Merde.

Soudainement méfiant, Ichizaemon envoya voler les deux autres verres, contre toutes les règles du bonneteau. Ils étaient vides aussi. Attrapant le dealer par le bras alors que celui-ci voulait l'empêcher de contrôler les autres, il palpa la manche jusqu'à en sortir la balle.

Ah oui, tout s'explique, vous trichez pour abuser des gens !
Quoi ?! Mais pas du tout, nous sommes un établissement respectable qui...
Un vulgaire tripôt ! Nous ne paierons pas le moindre centime ! Venez !

Les cinq gardes, maintenant furieux d'avoir été abusés, ne demandaient qu'à partir. Mais, comme souvent en ces lieux, la garde était présente.

Enfin, même si la garde n'était constituée que d'un seul type, à savoir le vigile à l'entrée, qui lui avait cassé les pieds tout à l'heure. Ichizaemon prendrait plaisir à s'en débarrasser. A six contre un, ses chances semblaient bien faibles.

Mais voilà que des serviteurs d'Hei Long jaillissaient des cuisines et de l'étage, brandissant divers hachoirs, pour défendre l'honneur de leur patron. Bah, les soldats, remontés comme ils étaient, n'en ferait qu'une bouchée.

Tout comme lui de ce videur. L'homme faisait à peine le premier pas dans sa direction que le ninja était sur lui, plantant ses deux dagues dans les mains massives de son adversaire. Il les retira aussitôt, provoquant une gerbe de sang et un spasme du Bushi.

Puis il taillaida la poitrine sans protection de l'homme, butant légèrement sur le cuir tanné de son haut avant de passer au travers. Incapable de dégainer son arme, le vigile tenta de l'enserrer entre ses bras, épais comme des cuisses, pour l'écraser contre son torse, accomplissant ainsi l'étreinte de l'ours.

Mais, lent comme il était, Ichizaemon n'eut qu'à se baisser pour se glisser derrière son ennemi et lui trancher les jarrets. Le Bushi tomba à genoux, se maintenant dans cette position en s'appuyant sur ses mains ensanglantées. Puis le shinobi posa ses deux lames contre la gorge du garde et trancha net la carotide.

Le filet de sang vola sur plusieurs mètres, éclaboussant le sol à quelques centimètres de Hei Long, qui regardait tout cela, l'air impénétrable.

Une affaire rondement menée. Plus qu'à s'en extriquer.

Venez, soldats, la voie est libre !

Sur un dernier grognement, ils écartèrent les serviteurs malhabiles, enjambèrent le cadavre qui continuait à se vider de son sang à défaut d'encore se vider de sa vie, et sortirent dans la ruelle.

Récapitulatif du combat:

Une fois dans la ruelle, ignorant les imprécations du propriétaire qui avait maintenant quelques cadavres sur les bras, ainsi que les cris suraigus des serveuses et autres cuisinières, femmes de ménages, prostituées, qui venaient de l'intérieur de la salle de jeu, les cinq soldats de la relève ainsi que le ninja partirent au pas de course vers les grandes forges.

Après tout, avec des truands des triades, on n'était jamais trop sûr des moyens qu'ils allaient mettre en oeuvre pour se venger d'affronts réels ou imaginaires. Dans le doute, Ichizaemon lança une boule fumigène pour brouiller les pistes.

Les gardes étaient toujours salement remontés, et évoquaient presque entre eux leur désir d'y retourner pour y régler leurs comptes.

Ne faites pas ça.
Et pourquoi pas ? Il nous a arnaqués, il mérite bien qu'on...
Qu'on casse tout !
Qu'on le tue !
Oui mais non, vous êtes de fiers soldats des Majors, vous gardez les forges. Vous ne pouvez pas vous abaisser à maltraiter un pauvre type comme ça.
Enfin, quand même, il l'a cherché...
Mais vous êtes déjà quittes : vous l'avez humilié, et avez tué des hommes à lui. Moi, je propose qu'on en reste là. C'est votre sauveur qui vous le demande.
Vu comme ça...

Après quelques dizaines de minutes de course, puis de trot, et enfin de marche rapide, ils arrivèrent enfin aux Grandes Forges de la ville, qui faisaient la renommée de Manchukuo et le rayonnement de leur nation. L'eau de mer rayonnait un peu moins, mais tel était le prix du progrès.

Et les gardes s'excusèrent, penauds, d'avoir loupé l'heure de la relève.

Ca tombait bien, le PNJ qui lui avait demandé la quête se trouvait dans les environs, tout prêt à le récompenser, sûrement.

Une nouvelle mission réussie pour Ichizaemon, le Ninja !

Au prix, certes, de quelques arrangements avec l'honnêteté. Mais telle était la Voie du Shinobi.

Il avait bien fait de placer la boule dans la manche du dealer. Parce qu'il avait vraiment manqué son coup pour la retrouver, tout à l'heure, au bar. Son expression resta impénétrable tandis que le vent soufflait dans ses cheveux.

A tous les coups, j'ai la classe !